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[b]
~ Never Let Me Down Again ~[b]
I’m taking a ride
With my best friend
We're flying high
We're watching the world pass us by
Never want to come down
Never want to put my feet back down
On the ground
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Le vent frais qui entre par la fenêtre ouverte fait voler les rideaux et charrie les odeurs limoneuses du fleuve en contrebas. Il y a qu’un disque de lumière pâle qui tombe sur le lit. Je coule des regards discrets à Vanitas, un peu largué.
Je crois pas qu’il dorme, mais il est couché sans bouger depuis cinq minutes, les bras croisés derrière la nuque, la respiration très régulière. Avec ses yeux fermés, son visage détendu et – pour la première fois depuis des années, à ce qu’il me semble – ses lèvres libérées de leur sempiternel rictus sarcastique, l’obscurité en trompe-l’œil sur ses cheveux sombres, on dirait
vraiment Sora. Avec un léger effort d’abstraction, j’arrive vraiment à croire pendant une seconde où deux que c’est lui qui est là. J’ai envie de l’embrasser.
Comme s’il m’avait entendu penser, il tourne la tête vers moi et ouvre les yeux pour me regarder. L’illusion vole en éclats jaunes, et j’ai l’impression qu’il a un regard inhabituel. On dirait… de l’inquiétude ? De la compassion ? Un truc du genre. Puis il redresse la tête et se met à fixer le plafond.
- Ça sera jamais possible, vous deux. Tu le sais, hein ? Tel que c’est parti, il sera encore avec sa Kairi dans dix ans. Et même si c’était pas le cas, il est hétéro.
Je fronce les sourcils, agacé. Pourquoi il se sent obligé de me plomber maintenant ? Il croit que je le sais pas, peut-être ?
- Alors que toi, non, c’est ça ? Je lui dis froidement.
J’ai surtout dit ça pour le piquer. C’était une vanne. Mais il me regarde et dit :
- C’est ça.
Je me tourne vers lui, décontenancé.
- Qu’est-ce t’attends d’moi, hein, Vanitas ? J’y comprends rien. Tu veux qu’on sorte ensemble ? Ou juste coucher avec moi ? Et puis pourquoi, hein ? Parce que dans ta tête, ce serait une façon de te venger de ton frère ? Parce que je te plais ? Parce que tu veux croire que je t’appartiens ?
Ma voix accroche un peu sur le dernier mot, parce que l’idée derrière est trop bizarre. Mais après tout, c’est lui qui m’a dit y a pas une heure que j’étais à lui.
- Un peu tout ça, il me dit finalement. Peut-être un peu aussi… parce que ça me rend barge de te voir gaspiller ton temps et ton amour à attendre des sentiments qui n’existeront jamais, alors qu’en plus t’en as conscience.
- Donc tu veux m’aider ? Je dis, sarcastique. Comme c’est charitable de ta part !
Il soupire et se tourne vers moi.
- Rik’, je suis sérieux.
Ça me fait bizarre de l’entendre m’appeler comme ça. Ça faisait très longtemps. Je soupire.
- Je sais pas, Vani… J’en sais rien.
- Et si j’essaye de soigner un peu mon caractère de merde ?
- T’es amoureux de moi ou quoi ?
Oups, c’est sorti tout seul. Il m’envoie un regard sombre et une chiquenaude sur le front. Je ferme les yeux sous la piqûre de la douleur et quand je les rouvre, une fraction de seconde plus tard, son visage est si proche du mien que nos nez se frôlent.
- Je sais pas ce que ça veut dire, moi, « amoureux ». J’ai juste envie de te faire oublier mon frère, et de t’avoir à moi. Si c’est de l’amour, alors je t’aime. T’es content ?
Je reste silencieux un moment. Il est toujours face à moi, la tête appuyée sur son bras replié. Dans ses yeux jaunes, je lis l’habituel sarcasme, mais je vois aussi qu’il ment pas. Alors je prends la peine de réfléchir. Moi, je sais bien que je l’aime pas. Peut-être que je pourrais le supporter, si vraiment il faisait un effort, on pourrait sans doute redevenir potes. Mais tomber amoureux de lui ? Je crois pas. Surtout pas alors que je vois Sora dès que je le regarde. Entre Roxas et moi, tout était clair. Il a jamais été question d’amour, mais s’il pense ce qu’il dit, et que c’est vrai, ce serait dégueulasse de ma part. Ce serait me servir de lui. J’ai trop de scrupules pour faire ça.
- Tu réfléchis trop, il me dit doucement. Je te propose un deal.
- Quoi ?
- Tu laisses courir, juste pour quelques jours. Le temps de ce voyage. Tente le coup, profite. Laisse-moi essayer de te convaincre, et si au retour de tu décides que ça te convient pas, ce sera fini. Et on en reparlera jamais.
- Et tu redeviendras l’infect connard dont j’ai eu le plaisir de prendre congé tout à l’heure ?
Il plisse le nez.
- J’en sais rien. Si à ce moment là, c’est ce que tu veux, ouais. Mais tu sais… j’me sens mieux. Enfin, moins mal qu’avant, quoi. Alors peut-être qu’on pourrait juste être potes. Comme avant, tu vois.
- Comme avant, je répète, un peu pour voir comment ça fait. Et j’aime bien.
Après tout, qu’est-ce que j’ai à perdre ? Au pire, si j’arrive pas à me décider, je demanderai à Rox’ ce qu’il en pense.
Alors je franchis la mince distance qui nous sépare encore et je l’embrasse doucement sur la bouche. Comme disait l’autre, « c’est toujours ça de pris sur l’ennemi ». Si les choses sont suffisamment claires, y a pas de mal à se faire du bien, et c’est toujours agréable, un baiser. Il me répond, en passant une main dans mon cou et l’autre autour de ma taille. Finalement, il m’attire plus près, ventre contre ventre. Il se presse doucement contre moi et je m’écarte un peu.
- Tu veux recommencer ? Je lui demande.
Il hausse les épaules, l’air désinvolte.
- Seulement si tu veux.
Je grimace piteusement.
- Je préfèrerais éviter, là, tout de suite, si ça te fait rien. Ça faisait longtemps que je l’avais plus fait… ben, comme ça. Et c’était bien, s’pas ça, mais là, je douille pas mal.
- Pardon, il me dit, l’air revêche.
Mais quand même, il a dit « pardon ». Y a
vraiment un truc.
- C’est rien, je lui souris.
Il a l’air d’avoir une question sur le bout de la langue mais de pas oser me la sortir. Finalement, il se jette à l’eau.
- C’est comment ?
- Quoi ça ?
- Ben, le faire « comme ça ».
Je hausse les sourcils.
- J’étais sûr que tu l’avais jamais fait. Pourquoi, ça t’intéresse ?
Nouveau haussement d’épaules
would-be je-m’en-foutiste.
- P’t’être.
- Ben, c’est… différent. C’est difficile à décrire, mais c’est vraiment pas pareil du tout. Mais c’est aussi bon que de l’autre manière. Parfois, même, c’est mieux. Je suppose que ça dépend des gens.
Un instant de silence s’étire et son visage se fond dans les ombres, pensif. J’éteins la lampe de chevet.
- Curieux ?
- Ouais. Plutôt, j’avoue.
Je me permets un haussement de sourcils amusé, parce que dans le noir, et à contrejour avec les quelques faibles lumières de l’extérieur qui entrent par la fenêtre derrière moi, il peut pas le voir.
- Tu voudrais essayer ?
- P’t’être, il répète. Une fois, pour voir ce que ça fait.
J’ai l’impression qu’il arrive au bout de sa réserve de self-control pour la soirée, alors je mets un terme à la discussion en l’embrassant une dernière fois. Puis on se retourne, chacun de notre côté, et on s’endort. Dos contre dos, fesses contre fesses*.
Au réveil, je suis engourdi de chaleur et de sommeil, le corps tout ankylosé. Je sens son bras autour de ma taille, et ma question (« Est-ce qu’il s’est vraiment passé ce dont je me souviens hier soir ? ») s’envole avant même que j’aie fini de me la poser. Je reste là, immobile pour un moment à analyser la situation présente.
Petit un : c’est la première fois de ma vie que je me réveille dans les bras de quelqu’un. C’est super agréable. Si je voulais pas éviter qu’il se réveille, je me rapprocherais un peu. Ça a quelque chose de sécurisant, un peu comme si j’étais à la maison alors que je suis même pas dans mon lit.
Petit deux : hier, il m’a proposé de « tenter le coup » jusqu’à la fin du voyage, et j’ai dit « oui ». Et je le referais s’il me posait la question maintenant. On a encore quatre jours et trois nuits de quasi-totale liberté pour renouer et voir si ça marche.
Petit trois : j’espère juste qu’il aura pas changé d’avis ou qu’il va pas se retransformer en connard royal.
Tout à coup, lentement, sa main glisse sur ma taille jusqu’à mon épaule et appuie dessus pour me renverser sur le lit. Je fais semblant de dormir, mais rien ne se passe. Finalement, j’ouvre un peu les yeux. Il me regarde, l’air mi-moqueur mi-attendri.
- Tu dors comme un bébé, il me dit.
- C’est ça. Surtout que je dormais pas, gros malin.
- Je le savais, que tu faisais semblant !
Et soudain, on se retrouve à se marrer comme des cons. C’est totalement surréaliste. La réalité me rattrape et me percute de plein fouet.
Hier soir, j’ai couché avec mon ami d’enfance auquel j’avais plus parlé depuis des mois. Mon ami d’enfance qui est le frère de mon meilleur ami dont je suis amoureux, et qui le sait.
Moi et
Vanitas. Au
lit. En train de nous marrer comme des baleines. C’est une putain de crise de fou-rire
post-
coïtal à retardement ! C’est n’importe quoi !
…Mais c’est cool.
Je me sens bien. Peut-être que Roxas avait raison. Ne pas risquer de croiser Sora, savoir qu’il risque pas de me contacter par téléphone vu ce que les appels internationaux sont hyper chers, peut-être que ça m’aide à pas penser à lui tout le temps, et que du coup ça fait moins mal. Peut-être que c’est grâce à ça que je peux rire pour de bon, avoir subitement envie du corps nu qui halète d’hilarité juste à côté de moi. Peut-être même qu’à un moment, là, j’ai réussi à oublier que c'est son frère. Un instant infime, presqu’inexistant. Oui, il y a eu une fraction de seconde où j’ai
oublié.
Je sais pas si j’ai envie de repartir dans une nouvelle crise de rire ou de mettre la tête sous l’oreiller et de hurler, ou de pleurer, ou tout à la fois. Tout ce que je sais, c’est que maintenant, j’ai mal. Je me sens déchiré, comme si je m’étais accroché le cœur dans des fils barbelés. C’est superficiel, mais assez profond pour me faire peur.
Je quitte le lit pour aller m’enfermer dans la salle d’eau et prendre une douche en essayant de calmer la douleur, de comprendre pourquoi je ressens ça. Y a aucune raison, putain, pour
une fois que je me sentais vraiment bien…
Je me déteste.
Il prend son tour dans la salle de bain. Quand il en sort, j’ai réussi à me recomposer, mais quand même, je comprends pas ce qui s’est passé. Et puis, je vais avoir de quoi m’occuper la tête à autre chose, puisqu’on va passer la journée ensemble.
Après déjeuner, il me propose de faire la visite prévue pour ce matin là, à la Chapelle Sixtine. Etant donné que c’est vraiment sympa de sa part, vu que ça doit pas le passionner, j’accepte. Sur place, il essaye de s’intéresser, rate mais fait un effort visible pour rester tranquille. Il y arrive un moment.
Au bout d’une demi-heure, il craque et se met à tout commenter – l’œuvre, la guide, tout ce qu’elle dit, son accent Italien – au creux de mon oreille pour me faire sourire. Un quart d’heure plus tard, on finit par évacuer les lieux sous le regard réprobateur du prof d’histoire. J’y tiens plus, j’ai mal aux côtes et les yeux qui pleurent à force de rigoler en silence. A l’extérieur, dans la rue inondée de touristes et de soleil, je me marre haut et fort, si fort que je suis obligé de me tenir le ventre, jusqu’à ce que ça passe.
Ça faisait tellement longtemps que j’avais pas ri comme ça !
Comme on est
persona non grata auprès des profs pour la journée, on décide d’aller se balader. On se fait notre propre parcours touristique, de
piazza en
palazzio, de café en restaurant, et on parle. On parle sans arrêt, on se raconte les dernières années, tout ce qu’on a raté de la vie de l’autre en se parlant pas. Petit à petit, je me rends compte qu’il y a une sérieuse différence entre ce que j’en sais – par Sora, par déduction ou par les bruits qui courent – et ce qu’il m’en dit. Je crois qu’il n’ignore rien des rumeurs ni de ce que son frère croit savoir de lui, et qu’il ne fait rien pour les contredire, qu’il laisse les gens penser ce qu’ils veulent, puisque de toute façon, il ne cherche qu’à donner la pire image de lui. Ça m’étonnerait qu’il y ait réellement un rapport avec moi, mais il cherche vraiment à se démarquer de Sora au maximum. Si ça se trouve, il manque simplement de confiance en lui? Ce serait un comble…
Du coup, je me surprends à lui raconter des tas de choses dont je parle jamais avec personne. Roxas, par exemple. La journée file à une vitesse ahurissante. Je suis atterré par la vitesse à laquelle on a retrouvé nos marques et repris nos aises. C’est comme si y avait pas eu toutes ces années pendant lesquelles on s’est ignorés ou cherché des noises.
Le soir, au lit, on continue de parler, encore et encore, jusqu’à deux heures du matin. On finit par s’endormir comme hier. Dos contre dos, fesses contre fesses.
Le lendemain, on tente même pas les visites. On continue de discuter, on s’achète des glaces à l’Italienne. C’est tellement bon qu’on en reprend deux fois. Puis on prend le bateau pour faire un tour sur le fleuve. Rome est super belle, et je me sens vraiment bien, content d’être là. Je lui coule un regard discret pendant qu’il regarde l’eau défiler, penché par-dessus le bastingage. C’est bizarre, quand j’y pense. Y a deux jours, on a rouvert le dialogue en se balançant des coups et des insultes, et maintenant, ça me fait plaisir qu’il soit venu.
Au soir, il m’allume dans l’ascenseur où on se retrouve seuls, cette fois. Dans la chambre, il m’entraîne sur le lit, mais au lieu de me pousser comme la dernière fois, il me tire par le col et se couche sur le dos. Je réprime un haussement de sourcil interrogateur, il pourrait le prendre mal, et je cherche pas à me moquer. Je me contente d’y aller très doucement, histoire qu’il puisse me repousser ou me faire comprendre que c’est pas ce qu’il veut avant que j’ai pu faire quelque chose qui le foutrait en rogne. Mais il se laisse faire, il se livre à mes caresses sans avoir l’air le moins du monde contrarié, et je le prépare avec autant de soin, de douceur et de précaution que je le faisais avec Roxas. Un moment plus tard, il écarte les jambes, tout simplement, naturellement, et je décide que là, y a vraiment pas d’erreur possible, alors je l’embrasse et j’y vais, lentement.
En dix secondes, ça vire à la catastrophe. Son visage est congestionné, ses poings serrés dans mon dos, tous ses muscles tendus à mort, au point même qu’il me fait mal. J’arrête directement de bouger et j’embrasse son front.
- Faut que tu détendes, Vani, sinon ça ira jamais.
Il fait la grimace, et il y a une espèce de colère paniquée dans sa voix quand il me répond.
- J’peux pas ! Si je fais ça, mon… mes muscles vont se…
se refermer et tu pourras même plus…
Je réprime un sourire.
- Non, je lui dis. T’inquiète, c’est pas possible. C’est normal d’avoir cette impression, mais ça risque pas d’arriver. Je sais que t’as l’impression de t’ouvrir en faisant ça, mais c’est tout le contraire. Et je vais juste te faire super mal si tu te détends pas.
Il reste silencieux un instant.
- Tu veux arrêter ? Si tu veux, ça me pose pas de problème, peut-être juste que…
- Non, bouge pas !
…Si maintenant il a peur que je me retire, on va être bien…
- Attends. Je vais… essayer.
Il prend des inspirations régulières, profondes, les sourcils froncés, le souffle tremblant de nervosité. Lentement, je sens ses poings qui se desserrent, ses jambes qui se relâchent un peu. Il a des spasmes, à chaque fois qu’il débande un muscle il sursaute, se contractant à nouveau. Finalement, son front devient lisse, et son corps entier parvient à se relaxer, alors je recommencer à bouger, très lentement. Je l’embrasse sur les paupières, sur le visage, sur la bouche, dans le cou, je lui murmure des mots sans suite au creux de l’oreille pour essayer de le distraire. Il lutte à chaque seconde contre ses réflexes, tellement concentré pour rester détendu qu’il en oublie de réfléchir, d’avoir mal. Ses ongles griffent mon dos, mais ce n’est plus seulement à cause de la douleur. Il cherche son souffle, la bouche grande ouverte, la tête renversée en arrière. Je regarde son visage pour y chercher des indices de ce qu’il ressent, pour savoir quoi faire, quoi éviter. Il transpire, ses cheveux collent à son front, et il gémit.
Et puis, pendant une fraction de seconde vertigineuse, stupéfiante, je vois Sora. Dans l’obscurité, ses yeux fermés, le noir de ses cheveux noyé dans l’ombre, c’est son visage. Et aussitôt, comme si l’idée même, propulsée à la vitesse du son, avait ricoché contre une paroi invisible, je le regrette. Je voudrais qu’il ne lui ressemble pas autant. Et puis il m’emprisonne la taille entre ses jambes et se cambre contre moi, et là, entre ses reins, niché dans sa chaleur, étourdi par ses gémissements et les cris qu’il étouffe, j’oublie tout le reste.
Plus tard, il esquisse le geste de se lever.
- Qu’est-ce que tu fais ? Je lui demande.
- Je vais aux chiottes.
- A ta place j’éviterais, au moins pendant vingt minutes.
Il me lance un regard noir.
- Et on peut savoir pourquoi ?
- Parce que la première chose que tu vas faire après t’être levé, c’est te recoucher en flippant, alors je veux t’éviter ça.
- N’importe quoi…
Il m’écoute pas. Se lève. Fait un demi- pas. S’immobilise. D’où je suis, je vois sa tronche se décomposer à vitesse V prime. Et de se recoucher, les yeux écarquillés.
- Non mais c’est quoi ce… Putain, j’ai l’impression que mes intestins vont dégringoler par terre !
- J’t’avais prévenu. C’est normal, ça fait toujours ça, au début.
- Et t’aurais pas pu me prévenir ?
- T’avoueras que c’est pas évident à placer dans la conversation…
- Hn…
Il a l’air de faire la gueule, et du coup je me sens un peu mal. J’y suis peut-être allé trop fort, malgré tout.
- Excuse-moi, je dis. J’ai essayé de pas te faire mal.
Il hausse les épaules, grimace, me regarde.
- Bah, je suppose que t’aurais eu du mal à faire autrement.
- T’étais vraiment, super nerveux, j’admets.
Je lui dirais bien « ça ira mieux la prochaine fois », mais rien me dit qu’il y aura une prochaine fois alors je me tais.
Je crois qu’il pense à la même chose, parce qu’a l’air de rien trouver à répondre. Finalement, je tends le bras pour éteindre la lampe de chevet.
Le silence tombe sur nous comme une chape de plomb. J’écoute sa respiration qui se fait rapidement profonde et lente, et il s’endort. Moi, je reste couché sur le dos, les bras derrière la tête, le cœur serré.
Je repense à la douleur qui m’a frappé avant-hier, quand je me suis aperçu que l’espace d’un instant, j’avais oublié Sora. Et je me rends compte que ça faisait vingt-quatre heures que j’avais plus pensé à lui, pas une fois. Pourquoi est-ce que ça m’a gêné, tout à coup, de voir leur ressemblance ? Y a pas si longtemps, j’aurais prié pour la bénédiction d’une illusion pareille. Et maintenant, l’idée me dérange. Pourquoi ?
Je tourne et retourne la question dans ma tête pendant des minutes interminables, et puis pendant une heure, et presque deux. Il est une heure du mat’ et je crois que j’arriverai pas à m’endormir.
En désespoir de cause, je me rapproche et je me colle à lui, la tête contre son épaule. Et…
Je me suis endormi. C’est le dernier jour, il est presque midi, on est toujours au lit. On repart dans trois heures. Je viens de me réveiller, et il dort plus non plus mais on parle pas. Au bout d’un moment, il se tourne vers moi et pose une main sur ma taille nue, sous les draps.
- Comment tu te sens ? Je lui demande.
- Mieux qu’hier, mais faudra voir quand je me relèverai.
Je hoche la tête et je m’avance pour l’embrasser. Il ferme les yeux et je sens mon cœur battre fort. Mais c’est peut-être juste l’ambiance qui fait ça. L’ambiance, et tout ce qui s’est passé. C’est déstabilisant, c’est normal que je sois troublé. C’est probablement juste ça.
On renonce à sortir pour passer le temps qu’il reste avant le départ au lit à discuter un peu, à rire, à s’embrasser, à se toucher, juste comme ça, parce qu’on peut. Des frissons, des rires, quelques soupirs, rien de plus. Mais je voudrais rester dans ce lit, dans cette chambre, loin de tout ce qui fait ma vie en temps normal, parce que je crains que le retour à la réalité ne brise ça. Ce sera peut-être pas le cas, mais je peux pas le savoir.
Le temps passe trop vite, et on est bien obligés de se lever pour rassembler nos affaires. Il part dans sa chambre d’un pas mal assuré. Je suis mitigé. Tout à coup, je sais plus quoi lui dire.
On rejoint le groupe dans le hall de l’hôtel en silence. Et on le garde pendant le trajet vers l’aéroport, et aussi à l’aéroport, et dans l’avion quand on s’assied côte à côte dans la rangée du milieu, celle de trois sièges côté-à-côte. A côté de moi, y a un type avec un journal et un costard. On éteint nos portables.
L’avion décolle, ça me fait des chatouillis dans l’estomac et puis ça se stabilise. Et voilà. Deux heures de vol. Il me reste deux heures pour me décider.
Dix minutes après le décollage, je sors mon iPod de ma poche et je lui propose un écouteur. Épaule contre épaule avec lui, je choisis l’album « Music for the masses » de Depeche Mode. Peu de temps après, sa main trouve la mienne, et je la lui retire pas. Du coin de l’œil, je vois le regard perplexe puis contrarié que mon voisin pose sur nos doigts entrelacés. Ça m’énerve, mais je m’en fous. J’ai des trucs plus importants auxquels penser. Le temps passe. Trop vite.
Je zappe « I want you now ». Je vois sur le visage de Vanitas qu’il l’a remarqué, il doit connaître l’album. Mais je peux juste pas laisser ce morceau, les paroles sont trop…* Déjà, «Never let me down again », c’était un peu trop équivoque. J’aurais pas du choisir cet album.
J’ai l’impression qu’on a décollé depuis cinq minutes seulement quand le pilote annonce qu’il va amorcer l’atterrissage. Il lâche ma main, je récupère mes écouteurs.
Après que l’avion se soit posé, on prend tout notre temps pour descendre, et on quitte l’appareil en dernier. On marche à notre aise vers l’entrée en trainant nos bagages.
Quand on arrive devant l’aéroport, sur le trottoir, on s’arrête, en même temps, et on se tourne l’un vers l’autre d’un même mouvement. On est là, debout face à face, moi avec ma valise posée sur le sol à côté de moi, lui avec son sac de sport sur l’épaule, les bras croisés.
- Bon, il finit par lâcher après un moment de silence. Nous y voilà.
Je hoche la tête. J’ai prolongé les derniers instants autant que je l’ai pu, et maintenant, il est temps de choisir ce que je vais faire.
- J’ai pris ma décision, je lui dis. Je suis juste pas sûr que ce soit la bonne.
Il hausse les épaules, et je commence à croire qu’il fait ça pour évacuer le stress.
- J’t’écoute.
Je prends une profonde inspiration.
- Je vais pas te mentir, je me sens sûr de rien. Ces quelques jours, ça a été… totalement improbable. Invraisemblable. Mais c’est arrivé, pourtant, et ça m’a vraiment donné envie d’essayer.
- Mais ?
- Mais si je me plantais complètement ? Si ça marchait pas, hein ? Si j’arrivais jamais à arrêter de voir ton frère quand je te regarde ?
Il décroise les bras et fourre les mains dans ses poches en baissant la tête. Il donne un coup de pied dans un caillou qui traîne par terre et celui-ci part cogner dans un lampadaire.
- C’est pas ce que je te demande. Et même, je sais que je fais. C’est mon problème, pas le tien.
- Je l’ai fait, tu sais, ces derniers jours.
- Quoi ça ?
- L’oublier. Y arriver. Plusieurs fois. Et à chaque fois que je m’en suis rendu compte, après coup, ça m’a arraché le cœur. Un peu. Assez pour mettre l’intérieur à jour. Et j’ai pas encore osé regarder de plus près. Je crois que ça me fout la trouille, de laisser ça derrière moi. Je risque de m’y accrocher, simplement par angoisse.
Il esquisse un mouvement pour s’approcher, avant de se raviser. Au lieu de ça, il recroise les bras et regarde ses chaussures.
- Je serai là pour soigner tes angoisses, si tu veux. C’est à toi de voir.
Je crève d’envie de lui dire oui. J’ai déjà décidé de lui dire oui. Mais j’ai du mal à le dire. Alors je lui tends la main.
Il la regarde, méfiant, comme si elle risquait de le mordre.
- Vani ?
M’entendre l’appeler comme ça le décide, on dirait. Il avance et la prend et je l’attire tout près. Et je m’avance pour l’embrasser sur les lèvres, légèrement, et il cligne des yeux et ne bouge pas. Alors je lâche sa main pour le prendre par la taille, et je hoche la tête en tentant un sourire, mais je me sens trop bizarre, comme si je venais de vomir ou de trébucher en haut d’une volée d’escaliers, et pourtant c’est pas désagréable.
- C’est tout vu. J’espère juste… que ça nous fera pas plus de mal que de bien. Me laisse pas te blesser. Pas trop, arrête-moi avant. D’accord ?
Il hoche la tête et enlace ma taille à son tour en passant ses bras par-dessus les miens, et il m’embrasse.
On s’embrasse sur le trottoir, devant l’aéroport, devant tout le monde, devant peut-être nos profs ou des gens de la classe, on n’en sait rien. Et je m’en fous.
Et à mon avis… lui aussi.
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~V~A~N~I~K~U~
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* « Dos contre dos, fesses contre fesses. » Voir « Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée ».
* Voici les paroles dont il est question :
My heart is aching / Mon cœur me fait mal
My body is burning / Mon corps brûle
My hands are shaking / Mes mains tremblent
My head is turning / Ma tête tourne
You understand, it’s so easy to choose/ Tu comprends, c’est si facile de choisir
We’ve got time to kill / On a du temps à tuer
We’ve got nothing to lose / On n’a rien à perdre
I want you now / Je te veux maintenantOui, j’ai osé : Vanitas uke. Bon, ça passe pas comme une lettre à la poste mais…
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